PREMIÈRE IMAGE DE L’OMBRE D’UN TROU NOIR

Crédit : EHT Collaboration

Lors d’une conférence de presse mondiale, le réseau international de radiotélescopes EHT (Event Horizon Telescope) a dévoilé mercredi 10 avril la première image produite par un trou noir supermassif. Il s’agit d’une nouvelle aussi importante que celle de la découverte en 2015 des premières ondes gravitationnelles émises par deux trous noirs en train de fusionner. Dans les deux cas, des prédictions théoriques faites il y a plus d’un siècle se sont avérées confirmées et même observables !

Remettons toutefois les choses dans leur contexte : contrairement aux ondes gravitationnelles, ce n’est pas Einstein qui a prédit l’existence des trous noirs – lui-même n’y croyait d’ailleurs pas vraiment – mais ils sont issus tout naturellement de sa théorie de la relativité générale, comme l’a montré dès 1916 le physicien allemand Karl Schwarzschild.

Nul n’ignore maintenant ce que sont les « trous noirs », ces astres dont rien ne peut s’échapper, ni la lumière, ni la matière, dès qu’elles se trouvent à l’intérieur d’une région de l’espace-temps limitée par une frontière immatérielle nommée « event horizon » (horizon des évènements). On connaît actuellement des trous noirs de masses très différentes, depuis ceux de quelques masses solaires jusqu’aux trous noirs « supermassifs » de quelques centaines de milliers à quelques dizaines de milliards de masses solaires. Ces derniers se trouvent dans les cœurs de la plupart des galaxies, tel le trou noir central de la Voie lactée, Sagittarius A*, qui a une masse de 4 millions de Soleils.

Curieusement, on aurait pu penser que c’est le premier trou noir supermassif que l’on parviendrait à observer, car il est le plus proche de nous, mais c’est pourtant sur un autre que les astronomes ont jeté d’abord leur dévolu, celui de la galaxie M87 (Virgo A) qui est situé à 55 millions d’années-lumière, soit mille fois plus loin que le centre de la Voie lactée, mais qui est également mille fois plus massif. Or le diamètre de l’horizon des évènements d’un trou noir est proportionnel à sa masse, donc ces deux objets ont à peu près le même diamètre angulaire. Mais le cœur de M87 produit un impressionnant jet cosmique et tout laisse à penser qu’il est plus « actif » que Sagittarius A*.

Comment « observer » un trou noir, puisque par définition il n’émet aucune lumière ? Il faut savoir que les deux trous noirs dont nous venons de parler ont la propriété d’être entourés d’un gaz très chaud transparent, comportant des particules énergétiques rayonnant dans le domaine radio, contrairement à d’autres comme les quasars, qui sont entourés d’un disque opaque très lumineux qui doit cacher une partie du trou noir central. On pouvait donc espérer observer une sorte « d’ombre » du trou noir correspondant à son « event horizon » et c’est bien ce qui s’est produit !

L’idée a donc été d’observer les trous noirs en utilisant une technique que les radioastronomes maitrisent depuis une cinquantaine d’années, la VLBI, pour « Very Long Baseline Interferometry » ou « interférométrie à très longue base ». Cette technique couple les données reçues par des radiotélescopes très éloignés les uns des autres. Ces données sont enregistrées sur des disques durs, et les enregistrements de toutes les antennes sont ensuite rassemblés et corrélés afin de produire une image résultante. La résolution atteinte est proportionnelle à la distance séparant les antennes les plus éloignées du réseau et à la fréquence observée.
Un groupe de scientifiques a décidé de constituer pour étudier les trous noirs centraux des galaxies un réseau d’antennes couvrant toute la Terre, constituant en quelque sorte un télescope ayant le diamètre terrestre, qu’ils ont appelés l’Event Horizon Telescope ou EHT. Par ailleurs, ils ont choisi d’observer à la longueur d’onde de 1,3 mm (230 gigahertz de fréquence) et non pas à une longueur d’onde de l’ordre du centimètre correspondant à une fréquence plus faible, alors que les observations millimétriques sont bien plus délicates que les observations à plus grande longueur d’onde. Mais le jeu en valait la chandelle, car on augmentait ainsi la résolution spatiale qui est alors de 20 millionièmes de seconde de degré ; et ce n’est qu’à cette longueur d’onde que l’on pouvait espérer résoudre avec un réseau de télescopes ayant la taille de la Terre l’image produite par le trou noir de la Galaxie et celui de la galaxie M87.

Les télescopes ont donc été pointés sur Sagittarius A* et le centre de M87 pendant quatre nuits en avril 2017. Ils ont récolté une masse de données (représentant six mètres cube de disques durs !), qui ont ensuite été combinées par des superordinateurs. Il fallait compter plusieurs mois pour avoir quelques pixels d’image… Deux ans après l’observation, une image du trou noir est enfin obtenue avec une résolution de 20 microsecondes d’arc !

Un groupe de 200 scientifiques appartenant à 143 institutions, dont l’IRAM (l’Institut de radioastronomie millimétrique en France), publient six articles dans les Astrophysical Journal Letters (ApJL 875 L1 pour le premier), où ils détaillent les résultats et les techniques utilisés. Notons que l’Europe est largement présente dans ce travail avec le réseau d’antennes ALMA au Chili et le radiotélescope de 30 m de diamètre de l’IRAM en Espagne. Ces chercheurs ont trouvé que la source se présente comme un anneau asymétrique de 42±3 millionièmes de seconde de degré, entourant une région au moins dix fois moins brillante (le trou noir…). De façon générale, les simulations numériques montrent que l’image correspond à l’émission d’un gaz en rotation avec une vitesse proche de celle de la lumière. L’image ressemble d’ailleurs étonnamment à celle que le français Jean-Pierre Luminet de l’Observatoire de Paris avait été le premier à calculer à l’aide d’un ordinateur à la fin des années 1970 pour un trou noir sans rotation, suivi par son collègue Jean-Alain Marck, hélas décédé très tôt, qui avait calculé quelques années plus tard l’image d’un trou noir en rotation.

Cette observation prouve une fois de plus la merveilleuse efficacité de la méthode scientifique et ouvre la voix à une fascinante quête de la physique dans des conditions de gravité extrême.

Huit stations utilisées pour la campagne de l’EHT couvrant six lieux géographiques, vues du plan équatorial. Les lignes solides sont les lignes de base utilisées pour M87, et les lignes en tirets sont celles utilisées pour la calibration d’une autre source. Crédit : EHT collaboration.

Au dessus, image du trou noir de M87, obtenue lors des observations du 11 avril 2017. L’image est montrée en « température de brillance » une unité souvent utilisée en radioastronomie. En dessous, des images semblables montrant la stabilité des structures pendant les différents jours d’observation. Le Nord est en haut, l’Est à gauche.

Par Suzy Collin-Zahn, astronome à l’Observatoire de Paris

Pour en savoir plus sur la forme des trous noirs, revoir la conférence de Jean-Pierre Luminet du 16 février 2018 :