Hommage au professeur Blamont (1926-2020)
C’est avec une profonde émotion que nous avons appris la disparition de l’astrophysicien Jacques Blamont, l’un des pères du spatial français. Voici quelques éléments notables de son immense carrière.
Né le 13 octobre 1926 à Paris, Jacques-Emile Blamont devient en 1948 élève de l’Ecole Normale Supérieure. Agrégé en sciences physiques en 1952, il entre au CNRS comme attaché de recherche. En 1956, sous la direction d’Alfred Kastler (Prix Nobel de physique 1966) et de Jean Brossel, il soutient une thèse au Laboratoire de Physique de l’École Normale, sur l’effet Stark de l’atome de mercure par double résonnance optique et magnétique. Devenu chargé de recherche, il poursuit ses études à l’Université de Wisconsin et c’est aux Etats-Unis qu’il découvre les expériences au sodium menées dans la haute atmosphère à l’aide de fusées-sondes.
Les débuts du Service d’Aéronomie
De retour en France, Jacques Blamont apprend que le Comité d’action scientifique de la Défense nationale (CASDN), organisme militaire en charge des premières activités « spatiales », souhaite également effectuer des expériences dans la haute atmosphère à l’aide de fusées-sondes Véronique AGI, dans le cadre de l’Année géophysique internationale (annoncée pour 1957-58). Blamont propose alors la réalisation de nuages artificiels de sodium et devient sous-directeur du Service d’Aéronomie qui est mis en place en décembre 1958 au sein du Laboratoire de Physique – c’est le premier laboratoire spatial français. Ses premières expériences en direction de l’espace sont effectuées en mars 1959, depuis les champs de tir militaires d’Hammaguir (Sahara algérien) du Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux (CIEES). Elles permettent la découverte de la turbopause, la limite supérieure de la région de l’atmosphère dans laquelle le processus de diffusion turbulente des gaz laisse la place à la diffusion moléculaire.
Ce succès attire l’attention des Américains et Blamont profite de l’occasion pour négocier avec eux la mise sur orbite du premier satellite scientifique français, FR-1 (qui sera lancé le 6 décembre 1965), ainsi que la formation aux activités spatiales de spécialistes français, envoyés outre-Atlantique. Cela favorisera l’émergence d’une communauté scientifique spatiale, dont sortiront plusieurs dirigeants du spatial français et même européen. Enfin, le succès des fusées Véronique convainc les responsables politiques d’engager plus en avant notre pays dans l’aventure spatiale, en le dotant de son propre lanceur, Diamant (réalisé par la SEREB), et la création en décembre 1961 d’une agence spatiale, le Centre national d’études spatiales (CNES). Son président est le géophysicien Jean Coulomb et son directeur le général Aubinière, qui a dirigé le CIEES en 1957-1959. Quant à la carrière de Jacques Blamont, elle est littéralement propulsée : au 1er mars 1962, il est à la fois directeur du Service d’Aéronomie, professeur titulaire à la Faculté des sciences de Paris et directeur scientifique et technique du CNES.
L’âme du CNES
Aux côtés du général Aubinière, pour lequel il voue une immense admiration, Jacques Blamont contribue à la mise au point des premiers satellites artificiels français (lancés par Diamant A à partir de 1965) mais aussi à la formation du premier tissu industriel français capable de concevoir les technologies pour le spatial. Il joue également un rôle dans le choix du nouveau site de lancement de fusées au moment où le gouvernement décide de quitter l’Algérie. Blamont fait alors partie de ceux qui ont très vite compris que le site idéal ne pouvait être que la Guyane, et la décision officielle de construire le Centre spatial guyanais (CSG) à Kourou intervient en avril 1964.
Jacques Blamont considère que le CNES doit être « le bras armé du gouvernement français », autrement dit la cheville-ouvrière de la politique spatiale française. N’ayant pas les moyens d’une NASA américaine, le CNES doit agir comme un organisme fédérateur permettant à chacun (industries, laboratoires de recherche, etc.) de conserver son indépendance et ainsi de s’épanouir – c’est la raison pour laquelle il refuse que le Service d’Aéronomie soit intégré au CNES. Il veille aussi à ce que toutes les techniques d’exploration possibles soient exploitées, y compris des ballons instrumentés, technique qu’il rapporta également des Etats-Unis et développa au Service d’Aéronomie. Ainsi voit le jour le centre de ballons d’Aire-sur-l’Adour en 1963, d’abord au sein du Service d’Aéronomie avant son transfert au CNES en 1965. Quant à la question des lanceurs, il soutient Robert Aubinière dans l’idée que les prochaines générations (Diamant B et au-delà) doivent être placées sous la responsabilité du CNES et non plus des militaires.
En accord avec Jean Coulomb, Jacques Blamont souhaite ardemment la « coopération élargie » avec les superpuissances, mais aussi avec les pays émergents. Avec les premières, la démarche consiste notamment à embarquer des instruments scientifiques français à bord de sondes interplanétaires ou satellites. Ainsi, ce sont des instruments conçus par l’équipe Blamont qui, dans des satellites américains OGO, découvrent en 1969 le vent interstellaire et l’enveloppe d’hydrogène des comètes. « Un de mes plus grands succès scientifiques », ne cessera de dire Jacques Blamont. En 1972, la NASA lui décerne la Medal for Exceptional Scientific Achievement.
En aidant les pays émergents, Jacques Blamont voit l’occasion pour la France de transmettre son savoir et son savoir-faire et, pour ces pays, le moyen d’obtenir des technologies favorisant leur développement. L’une des plus belles coopérations est sans conteste celle menée avec l’Inde, dont il soutient l’engagement dans « un programme de satellites pour l’éducation des masses et l’amélioration de la production agricole » (Le Monde, 27 décembre 1967) et la création de son agence spatiale, l’ISRO (Indian Space Research Organisation) ; celle-ci lui remettra d’ailleurs en 1994 la médaille Vikram Sarabhai.
Début 1972, Jacques Blamont quitte la direction scientifique et technique du CNES (qui est réorganisée) mais reste haut conseiller scientifique, puis conseiller des présidents du CNES de 1982 jusqu’à sa disparition – soit onze présidents d’affilée. Quant à ses recherches scientifiques, il les poursuit à travers le Service d’Aéronomie.
L’espace, encore et toujours
Jusqu’au milieu des années 1990, Jacques Blamont intervient dans d’ambitieux programmes américains et soviétiques, rencontrant tantôt des échecs (Phobos en 1988-1989, Mars Observer en 1992-1993), tantôt des succès. Ainsi, sur la mission Pioneer-Venus Multiprobe (1978), une mission américaine d’étude in situ de l’atmosphère de la planète Vénus, il est expérimentateur principal pour l’instrument néphélomètre (placé sur les quatre sondes atmosphériques). Il contribue également à l’extraordinaire mission des sondes Voyager en tant que co-expérimentateur sur le spectrographe ultra-violet. Sur la mission Clementine, qui réalise la première cartographie digitale de la Lune en 1994, il convainc la NASA que la pièce maîtresse de la sonde, le compresseur d’images, soit fournie par le CNES.
Avec les Soviétiques, une des implications les plus originales de Jacques Blamont est probablement celle qui a consisté à faire évoluer un ballon dans l’atmosphère de la planète Vénus. Toutefois, au final, les Soviétiques ont préféré remplacer le ballon français EOS (de 9 m de diamètre avec une nacelle de 220 kg) par deux plus petits. En compagnie de modules d’atterrissage, ils ont été largués dans l’atmosphère de Vénus en juin 1985 par les sondes Vega 1 et 2 alors que celles-ci, en partance pour la comète de Halley, croisaient notre planète voisine. Le concept de Blamont a été un succès ; les ballons ont permis d’obtenir des données durant 45 heures. Dans Vénus dévoilée (Odile Jacob, 1987), cette extraordinaire mission, unique à ce jour, est présentée par le détail.
Le temps des honneurs
En 1985, Jacques Blamont quitte la direction du Service d’Aéronomie. Il continue néanmoins ses interventions, notamment à la Faculté des sciences de Paris et au California Institute of Technology. Membre de plusieurs sociétés savantes en France (Académie des sciences, Académie de l’air et de l’espace, etc.) et à l’étranger (National Academy of Science aux Etats-Unis, Indian National Science Academy en Inde, etc.), Jacques Blamont reçoit de nombreuses distinctions ou prix, dont l’Ordre de l’Amitié des Peuples (la plus haute distinction honorifique soviétique accordée à un étranger, en 1986), la NASA Distinguished Service Medal (en 2000), la COSPAR Space Science Award (en 2004), le Padma Shri (Légion d’honneur indienne, en 2015). En 2016, il est élevé en France Grand Officier de la Légion d’honneur. Enfin, en novembre dernier, il a reçu avec beaucoup d’émotion le Prix international d’Astronautique 2019 de la Société Astronomique de France qui, 90 ans plus tôt, avait été remis pour la première fois au pionnier austro-hongrois de l’astronautique Hermann Oberth. « Merci à toutes et à tous les membres de la Société Astronomique de France. Ceci est le profond remerciement que je vous dois et envoie avec le plus grand plaisir », nous avait-il écrit quelques jours après la cérémonie, organisée en présence du président du CNES, Jean-Yves Le Gall.
L’amoureux de la Guyane
Depuis longtemps, Jacques Blamont s’intéressait au sort du département de la Guyane et à l’éducation des jeunes. « Il était un amoureux de la Guyane, il la connaissait bien, il avait contribué à la création du CSG », considère Bernard Chemoul, directeur du Centre spatial guyanais entre 2012 et 2016. Il se souvient notamment du « baroudeur » et d’un personnage « impatient », et considère que son autre « grande œuvre » été la création de l’IUT de Kourou, implantée en 1986-1988 pour favoriser les filières professionnelles adaptées au marché du travail local. Jacques Blamont voulait aller plus loin encore et n’hésitait pas à faire le pied de grue dès 6 heures du matin devant le bureau du président de la collectivité territoriale de région pour obtenir un rendez-vous, voire signer une convention dans la journée. Dans son livre Voilà la nouvelle université de Guyane (Ibis Rouge, 2015), il pensait que le développement de la Guyane devait s’appuyer sur le numérique et la recherche, en étroite collaboration avec le parc amazonien. Si Jacques Blamont avait l’esprit dans l’espace, son action était bel et bien au service des hommes.
Le philosophe
L’écriture et la réflexion vont occuper les dernières années du scientifique. Il se montre d’abord très pessimiste sur le sort de l’humanité, comme il l’exprime en 2004 dans l’ouvrage Introduction au siècle des menaces (Odile Jacob, 2004). Pour lui, il n’y a alors aucun doute : l’humanité court à sa perte en raison des conséquences désastreuses de l’écart grandissant entre pays riches et pays pauvres, le gaspillage des ressources, les multiples pollutions, le dépérissement de la pensée politique, l’expansion d’épidémies, etc.
Mais le visionnaire a ensuite porté sa réflexion sur les solutions possibles. C’est ainsi qu’il a lancé le projet Fédération en 2017, dans le but d’enclencher une dynamique collective en lieu et place de celle des gouvernements, pour exploiter la révolution numérique et développer une intelligence collective, en regroupant des makers et des fablabs, des spécialistes et des non spécialistes, des jeunes et des moins jeunes, mais aussi des hackers, pour bâtir ensemble des projets autres que ceux du système libéral : « Nous voyons se développer une situation inédite qui offre un potentiel inestimable en même temps aux individus et aux organismes industriels ou étatiques sur lesquels repose le système global économique et politique, écrivait Jacques Blamont dans la Lettre 3AF consacrée au projet Fédération (n°26, juillet-août 2017). Le CNES, agence dont l’activité exige l’innovation, ne peut l’ignorer. Il propose donc le lancement de l’initiative Fédération, qui devrait unir la carpe et le lapin : d’une part, le bouillonnement horizontal d’individus avides de réalisations concrètes, jouissant d’une culture dont l’espace est un mythe privilégié, et d’autre part la rigueur d’une Agence hiérarchisée, intransigeante sur sa pratique et ses méthodes. Cette structure a pour but d’introduire la multitude des bonnes volontés dans le monde raréfié de l’espace, jusqu’ici réservé à des privilégiés. L’Agence apportera sa culture de projet et son excellence technique. La communauté apportera sa créativité et son enthousiasme. Ce sera le mariage encore jamais vu du top down et du bottom up, il faudra inventer le mode de fonctionnement et le mode de comportement des différents partenaires. » L’année suivante, lors d’une interview donnée pour le laboratoire d’idées Thinkerview, Jacques Blamont déclarait : « Je ne pense pas que ce soit dans le jeu politique actuel que la jeunesse puisse trouver son avenir, mais elle le fera d’elle-même et la Fédération sera là pour l’épauler ».
« Il n’est richesse que d’hommes »
Nous avions rencontré Jacques Blamont une dernière fois en février dernier dans la maison de repos où il était installé depuis l’été 2019. Le diplôme que nous lui avions remis trois mois plus tôt trônait sur son secrétaire. Un peu plus songeur qu’à l’accoutumée mais toujours vif d’esprit, il continuait d’écrire quotidiennement et d’analyser l’évolution du monde, échafaudant encore de nouveaux projets. Nous connaissions son immense culture et son goût pour les auteurs classiques, comme en témoignent les citations qu’il glissait dans ses publications – l’une d’elle a retenu notre attention, celle du philosophe et théoricien politique français Jean Bodin (1530-1596) : « Il n’est richesse que d’hommes ». Nous savions également qu’il ne manquait pas d’humour et pouvait se montrer facétieux. Cette fois, il nous a reçus entouré d’une grande partie de ses tableaux, réalisés au cours de sa vie, nous révélant alors une passion méconnue pour la peinture… et quelques explications savoureuses.
Agé de 93 ans, Jacques Blamont s’est éteint le 13 avril, laissant derrière lui cinq enfants et douze petits enfants. Son esprit vogue probablement aujourd’hui en direction de l’étoile Alpha du Centaure, comme les cerveaux numérisés embarqués à bord du vaisseau spatial Eternité, forme d’expansion de l’humanité qu’il proposait en conclusion de son dernier livre, Mémoires d’un aspirateur, paru en février dernier. Bon voyage, professeur !
Pour mémoire
Un ouvrage de souvenirs : « L’action, sœur du rêve. Souvenirs de voyage », Jacques Blamont, E-Dite, 2012.
Un ouvrage intimiste : Jacques-Emile Blamont. Ma vie, mes proches, mes paysages, réalisé par Marie-Lise Chanin, 2 volumes, Blurb, 2017.
Une interview visionnaire en ligne de Jacques Blamont en compagnie de Pablo Servigne, sur le thème « Effondrement de la civilisation ? », 18 octobre 2018, Thinkerview.
Hommage vidéo
A l’initiative de l’association Histoires d’espace et de la commission Astronautique et Techniques Spatiales de la Société Astronomique de France, un hommage choral informel a été rendu à Jacques Blamont sur la chaîne Ideas In Science, en compagnie de 16 personnalités du spatial.
Pierre-François Mouriaux et Philippe Varnoteaux
Pierre-François Mouriaux est responsable de la rubrique Espace à Air & Cosmos et président de la commission Astronautique et Techniques spatiales de la Société Astronomique de France. Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.