L’astronautique était déjà une passion ; son univers, un « monde » à part, aussi lointain qu’inatteignable.

Les lois humaines de l’attraction étant naturellement mutuelles et d’appétences réciproques, la force des choses en décida autrement. Les Moires tissaient déjà le chemin singulier.

J’avais à peine onze ans, je crois, lorsqu’une de mes tantes, m’indiquait — c’était un dimanche de marché ensoleillé — que le célèbre journaliste scientifique Albert Ducrocq avait lancé le matin même, sur Europe 1, une sorte de concours adressé « aux jeunes » pour proposer des expériences à réaliser dans l’espace… Cela m’a intrigué. Je me suis renseigné. « Pourquoi pas ? » Et je me suis lancé. Relever le défi du concours « Spacelab » fut assez amusant. C’était aussi — je l’ignorais alors —, le premier point tournant de ma vie.

Comptant parmi les finalistes, j’ai rencontré, intimidé, la « légende » Ducrocq. Ce n’était qu’une voix rugissante et théâtrale ponctuée d’apartés chuchotés comme autant de parenthèses confidentes. Je découvrais un grand homme sec et maigre, vif comme l’éclair. Un personnage facile à croquer en huit traits de dessin — une sorte d’échassier. Je rencontrais aussi pour la première fois des journalistes spécialisés dont je découvrais le métier — à commencer par Christian Lardier qui, bien des années plus tard, à ma sortie du CNAM, me mit le pied à l’étrier en devenant mon chef de rubrique chez Air & Cosmos où je suis intervenu régulièrement pendant une dizaine d’années. Ce concours m‘a aussi et surtout permis de croiser le chemin d’autres adolescents avec qui nous partagions la « passion astronautique » —  Sylvain Raimbaut, Pascal Lee, Pierre-François Mouriaux (Pif) et Philippe Coué bien sûr avec qui j’ai noué une solide amitié.

Albert Ducrocq était pour moi un personnage d’une autre génération, d’un autre milieu, c’est-à-dire culturellement très différent de celui dont j’étais issu. Au-delà des codes qui m’étaient étrangers, il y avait surtout cette distance qu’on pouvait associer à la célébrité de l’époque (la célébrité d’aujourd’hui en est l’exact contraire). Ducrocq était intimidant, passionné, d’une culture phénoménale et d’une mémoire stupéfiante. Petite anecdote. Je me souviens l’avoir un jour croisé par hasard près des bureaux d’Europe 1. « Ah monsieur Szames ! Quelle surprise ! Comment allez-vous ? » me dit-il, alors que nous ne nous étions pas vus depuis au moins cinq ans… dix peut-être… « Habitez-vous toujours à Boulogne ? Et votre numéro de téléphone est-il toujours… » Et de me réciter au débotté, sans hésiter… le numéro de téléphone de mes parents. J’étais sidéré. Toujours est-il qu’entre nous, hélas, il faut le reconnaître, le courant ne passait pas très bien. C’est ainsi. Mais cela n’est pas grave. C’est la vie.

Ce que j’aimerai partager ici avec vous, en espérant que cela ne soit pas trop hors sujet, c’est l’impulsion personnelle spécifique, la force motrice, de « l’esprit Ducrocq ».

C’est grâce aux premières connexions du concours Spacelab d’Europe 1, que j’ai commencé le journalisme. En intégrant le Cosmos Club de France (C2F) et en participant parfois au fanzine — pardon, la revue — Orbite, j’ai appris à écrire « pour de vrai », écrire pour être lu sans qu’il ne s’agisse d’une dissertation ou d’un devoir d’école noté. Écrire était une chose sérieuse, concrète, utile. Et j’avais un modèle. Chaque semaine, Albert Ducrocq publiait sa chronique de deux pages (réduite par la suite à une page) dans Air & Cosmos ; ces textes étaient de petits chefs-d’œuvre d’intelligence et de culture, donnant du sens à l’actualité et offrant au lecteur un sentiment de perspective, de recul, de hauteur… Ces chroniques-là, je les dévorais. Et je me figurais que c’était donc çà, un article, sans trop me poser de question. Écrire un article impliquait de « faire pareil » ou « dans l’esprit de ». Rétrospectivement, la leçon apprise en étudiant ces textes était simple : écrire n’avait de sens qu’en tant que cela produisait de l’élévation, pas du commentaire. Pour cela, il fallait dominer son sujet dans sa dimension informationnelle et faire preuve de culture, de rigueur et d’adresse à défaut de finesse… Il est un autre point que je souhaite aborder même s’il participe d’un autre registre, connexe. C’est également auprès du C2F que j’ai appris la force de l’illustration pour communiquer, par le dessin, ce qui ne pouvait pas l’être par écrit. J’étais à mille lieux d’imaginer alors que je passerai un jour par les Beaux-Arts et que je consacrerai quelques années de ma vie à produire, dans un cadre institutionnel, de l’illustration « didactique ». Pour résumer, ce que j’ai appris avec le C2F, c’étaient des compétences métier qui ne s’enseignent pas à l’école.

Sur ce point – et j’espère ne toujours pas être trop hors sujet –, deux contributions m’ont profondément marquées.  La première est le fameux « Press Kit » de la navette spatiale Bourane qui reste à ce jour un tour de force d’anthologie en matière d’information scientifique et technique, à un moment où les Soviétiques ne communiquaient que pas ou peu sur le sujet. Je ne me souviens plus comment exactement nous nous étions coordonnés. Je crois me souvenir avoir fait mon « truc » dans mon coin en indiquant juste ce que je comptais faire, mais en choisissant mes sujets d’intérêt et tant pis s’ils faisaient doublon avec ceux des autres. Je faisais les choses à ma manière. Sentiment de liberté, donc, dans le choix et le traitement du sujet. Je me souviens notamment avoir regardé à la loupe chaque point tramé de la photo du cockpit de la navette soviétique publiée dans la Pravda… pour redessiner (à échelle 1 et sur des calques) le tableau de bord du cockpit. Ils tapissaient le grand mur de ma chambre d’ado ; j’étais fortement inspiré, « guidé » dirons-nous, par d’autres plans de référence publiés dans le Space Shuttle Operator’s Manual… Au moment du rendu, je me souviens des critiques de Claude qui, voyant le résultat, me disait, circonspect, que je faisais sans doute des erreurs d’interprétation dans mon dessin… et de mes rodomontades, mon obstination à ne pas vouloir l’écouter, car en réalité je n’aimais pas trop les critiques… Après avoir autant travaillé, je ne souhaitais pas corriger mon dessin… Mais en vérité, en étais-je capable ? Non, évidemment. Comment dessiner ce que je ne voyais pas ? Comment dessiner ce que je ne pouvais pas voir ? Voir est une chose difficile ; c’est le fruit d’un apprentissage patient du regard et de l’entendement, le produit d’un savoir que le temps seul décante. Or en ce temps-là, malgré la fougue impétueuse de la jeunesse, je manquais de cruellement des connaissances nécessaires sur des sujets techniques pour être en capacité de reconnaissance… Je ne comprenais pas exactement ce que je voyais. Je manquais d’expérience. Cette erreur m’est restée en mémoire. D’autres dessins moins problématiques furent publiés. Je me souviens avoir redessiné au Rotring, péniblement, chaque brique du cockpit corrigeant parfois les petites lignes au Typex. Je me souviens avoir redessiné, au Rotring encore, la tour de lancement du pas-tir de Bourane (là j’en ai bavé au point d’avoir regretté ce défi, mais je l’ai terminé, ce fichu dessin…). Je me souviens aussi de l’étalage de ce « Press Kit » un samedi ou un dimanche dans la grande salle d’une école primaire du quartier Saint-Germain où chacun avait porté sa contribution et où nous découvrions, éberlués, ce qui allait être publié : un pur joyau d’intelligence collective. J’étais ado et, devant le spectacle de ces nombreuses feuilles A4 photocopiées au contenu incroyable, j’avais un sentiment de beauté informationnelle et de fierté – celui d’avoir participé à une grande chose.

Passons à la seconde contributions… Je me souviens du jour où Philippe Coué m’a indiqué, un peu chagriné, qu’Albert Ducrocq lui avait demandé d’écrire un article sur Aurora. Ce mystérieux nom de code— j’y vois un acronyme — circulait beaucoup à l’époque, partout dans la presse pour désigner incorrectement un programme d’avion de reconnaissance hypersonique américain qui faisait beaucoup (trop) de bruit et laissait beaucoup (trop) de traces pour un véhicule purement expérimental. A n’en pas douter, il s’agissait d’une des générations de successeurs probables au SR71A Blackbird, celle où le facteur vitesse primait celui de la discrétion. Et quel que soit son vrai nom, l’engin s’apprêtait sans doute à entrer en service avec une capacité opérationnelle initiale limitée… Parce que ce sujet ne l’intéressait pas directement — il relevait selon lui de l’aéronautique – quelqu’un d’autre devait s’y coller. Philippe m’a proposé de prendre le relais et de publier quelque chose dans Orbite… J’ai accepté sans trop savoir où cela me mènerait. Ce fut le troisième point tournant de ma vie. Sans même m’en rendre compte, j’avais commencé la traversée du Miroir et entrais dans un univers digne des romans à clé de Lewis Carroll. Et franchement ? J’ai méga kiffé. Il était difficile d’y voir clair, mais c’était palpitant. A mesure que j’avançais dans mes investigations, la complexité des black programs américains se dévoilait dans sa splendeur cauchemardesque, offrant une dérobade infinie aux allures de vertige. L’article fut pénible à écrire. Et récrire. Et récrire encore avant de le livrer, laissant le goût amer d’un prolégomène inachevé. Il m’a cependant permis de découvrir le monde interlope des programmes aérospatiaux classifiés des États-Unis d’Amérique et d’ailleurs ; il m’a confronté à l’existence avérée et documentée de recherches significatives mais assez peu connues dans le domaine de la propulsion dite « exotique » depuis le tournant des années 1950 ; enfin, il m’a fait entrevoir un lien logique (que j’ai toujours considéré comme évident) entre le monde du secret et des efforts de RDT&E sur des vecteurs aérospatiaux à propulsion non-conventionnelle susceptible d’exploiter des technologies de rupture assises sur des principes physiques nouveaux (ou pas si l’on choisit de faire remonter cette histoire qui reste à écrire, à 1836, je crois).

D’autres épisodes ont marqué mon chemin qu’il serait trop long d’évoquer ici. Ce que je souhaite souligner, c’est qu’en intervenant pendant une dizaine d’années chez Air & Cosmos sur certains des sujets les plus sensibles en matière d’information scientifique et technique (hypersonique, applications spéciales des plasmas, furtivité, électromagnétisme, conversion d’énergie, magnétohydrodynamique, propulsion avancée, sciences énigmatiques, contrôle de la gravité, avant-projets et concepts futuristes, etc.) j’ai toujours eu un sentiment de responsabilité : préserver les leçons et l’esprit de journalisme instillés par Albert Ducrocq. Transmettre ce qui peut l’être, comme je le fais ici. En ciselant chaque écrit, toujours faire preuve de culture, de résilience et d’intelligence. Inspirer pour participer de l’élévation.

Alexandre Szames