Quelques nouvelles des neutrinos

Compte rendu de la conférence mensuelle de la SAF du 10 juin 2020

Conférence donnée par Thierry Lasserre, physicien CEA

Crédit : KATRIN

Thierry Lasserre est physicien au DSM (Direction des Sciences de la Matière) au CEA Saclay, dans le service de la physique des particules. Il est aussi chercheur associé à l’APC (AstroParticule et Cosmologie).

Les neutrinos dans le modèle standard
Si toute la matière semble être faite de neutrons, protons et électrons, on ne se rend peut-être pas compte que cet ensemble est très minoritaire ; car pour chaque proton, il y a 1 milliard de neutrinos. Notre corps est traversé chaque seconde par 100 000 milliards de neutrinos solaires. D’autre part, notre même corps contient 30 millions de neutrinos originaires du Big Bang. Le neutrino interagit très très peu ; sa probabilité d’interaction avec un humain est par exemple de 10-16. Sa détection est pour le moins difficile.
On sait que parmi les quatre forces fondamentales de la nature : Gravitation, électromagnétisme, force forte et force faible, le neutrino n’est sensible qu’à la force faible et à la gravitation. Un neutrino sur 10 000 milliards est intercepté par la Terre, il faut donc un débit énorme de neutrinos si on veut en détecter quelques-uns. Alors où les trouver ? Près d’une centrale nucléaire bien sûr. C’est comme cela que les premiers neutrinos ont été détectés. Il faut se rappeler qu’il existe (au moins) trois sortes de neutrinos (trois saveurs) :
· le neutrino électronique,
· celui associé au muon et
· celui associé au Tau.
Les neutrinos peuvent changer spontanément de saveur au cours de leur voyage (oscillation). Le neutrino a plusieurs états (saveurs) statistiques suivant sa position le long du trajet. Différentes expériences actuelles, permettent de donner des limites et des rapports entre les masses des différentes sortes de neutrinos. Le neutrino serait 10 milliards de fois moins massif que l’électron, néanmoins, il contribue au bilan massique de l’univers et ne peut excéder quelques pourcents, ce qui est du même ordre de grandeur que la masse de toutes les étoiles (0,3% de tout l’Univers).

Comment mesurer la masse des neutrinos ?
Deux méthodes :
· Cosmologique, observation de l’Univers. Par exemple ce sera l’un des buts de la mission Euclid.
· Désintégration béta, mesure en laboratoire. C’est cette expérience qui nous intéresse pour la suite.
L’expérience KATRIN : Acronyme de Karlsruhe Tritium Neutrino Experiment, c’est une collaboration internationale qui comprend de nombreux laboratoires. Elle devrait permettre de mesurer la masse du neutrino avec une sensibilité de l’ordre de 10-37 kg, soit bien en dessous que le meV (milli eV).
Si le neutrino n’avait pas de masse, le spectre mesuré de la désintégration irait jusqu’au bout (courbe pointillée), mais la présence d’un neutrino (électronique) massique (même faible) « mange » cette extrémité du spectre, et c’est cette information qui nous permet de donner une limite supérieure de sa masse au repos.

Crédit : KATRIN, CEA, Thierry Lasserre

On est dans le domaine des très faibles énergies (eV) et la précision doit donc être bien meilleure (meV). Comme le signale Thierry Lasserre, il n’y a que 10-13 des désintégrations dans le dernier électron volt.
Pour réaliser cette expérience, il faut une source de tritium (émetteur béta) : 1011 Bq soit 50 µg. Il faut un détecteur, le spectromètre doit être immense (70 m de long) pour pouvoir détecter le plus de particules. Le premier run a eu lieu en 2019. La masse a une valeur inférieure à 1,1 eV.

À la poursuite des neutrinos du Big-bang
Comme il existe un fond diffus micro-onde cosmologique (le CMB émis 380 000 ans après le Big-bang, température 3000 K), il existe aussi un fond diffus cosmologique de neutrinos (CNB) émis 1 seconde (température de l’ordre de 10 milliards de K) après le Big-bang.
 Les neutrinos du Big-bang sont peu énergétiques à cause du redshift lié à l’expansion de l’Univers.
 Le rayonnement s’est refroidi, tout comme le CMB. Les neutrinos ont une température de 1.9K. Cela correspond à l’échelle du meV (milli eV). Étudier ce fond de neutrinos, nous permettrait d’accéder à cet univers primordial. Il y aurait 300 à 400 neutrinos fossiles par cm3 dans l’Univers. Comment pourrait-on les détecter ? En fait, la capture par le Tritium de neutrinos cosmologiques permettrait la détection de ces neutrinos primitifs. Mais il faudrait beaucoup de Tritium (approx 10 à 100 g) alors que KATRIN n’en a que 50 micro-grammes. Ce serait l’objet d’un nouveau projet qui pourrait être mené, l’expérience Ptolemy. Ptolemy est l’acronyme en anglais de : PonTecorvo Observatory for Light Early-universe Massive-neutrino Yield, il y a une autre alternative : Princeton Tritium Obervatory for Light Early-universe Massive-neutrino Yield.

Les neutrinos stériles et la matière noire
Le modèle standard prévoit la possibilité d’existence d’une autre forme de neutrinos, le neutrino stérile. Il est baptisé stérile car non soumis à la force faible et n’a aucune interaction avec la matière. Sa masse serait faible, de l’ordre du keV.
Les neutrinos stériles pourraient expliquer le mystère de la matière noire. L’effet de ces neutrinos sur le spectre des électrons est infime et très difficile à détecter. Des expériences avec Katrin pourraient être adaptées et menées à partir de 2025 en utilisant un nouveau détecteur.

Asymétrie matière-antimatière
Encore plus hypothétique, il pourrait exister une nouvelle catégorie de neutrinos (la cinquième), un neutrino stérile de forte masse.
Ces neutrinos pourraient avoir été à l’origine de l’asymétrie originelle matière-antimatière. Cette hypothèse a donné naissance à un « nouveau » modèle standard, le NuMSM pour neutrino minimal standard model, où à chaque neutrino est associé un neutrino stérile, N1, N2 et N3. N1 serait le neutrino stérile de l’ordre du keV expliquant la matière noire. N2 et N3, beaucoup plus lourds (GeV) expliqueraient la leptogénèse, soit, la formation des leptons.
On se pose toujours la question de savoir si les neutrinos sont des particules de Majorana (égale à son antiparticule) ?
Un élément de réponse est peut-être donné par l’expérience T2K (Tokai To Kamioka). Lors de cette expérience, on s’intéresse justement à l’oscillation entre neutrinos et anti neutrinos. Il semble bien qu’à partir des premières années de données, il y ait une différence de comportement, donc une asymétrie entre ces deux types de particules. Les neutrinos oscilleraient plus vite que les antineutrinos avec un indice de confiance de 90% pour le moment. C’est cette valeur de 90% qui doit être améliorée dans les prochaines années afin d’atteindre 99,7% (correspondant à 3 sigmas) qui officialiserait effectivement cette violation de symétrie.

Conclusion
– La physique des neutrinos est un domaine très actif. Ce sera sans doute l’un des portails pour dépasser le Modèle Standard actuel.
– Présentation de la première mesure de la masse du neutrino par KATRIN (néanmoins la mesure finale pourrait venir de la cosmologie…)
– La mise en évidence de neutrinos stériles serait assurément une découverte énorme qui impacterait notre vision de l’Univers
– La leptogénèse est un mécanisme potentiel pour expliquer l’asymétrie matière-antimatière. Premières contraintes sur les neutrinos « légers » par l’expérience T2K.

Extrait du compte rendu fait par Jean-Pierre Martin. La présentation complète est disponible sur son site :
https://www.planetastronomy.com/special/2020-special/10jun/Lasserre-SAF.htm