La vie d’Albert Ducrocq (1921-2001)

Albert Maurice Ducrocq est né le 9 juillet 1921 à Versailles (78) d’Armand Ducrocq, colonel d’infanterie coloniale et de Germaine Ducrocq, née Adam. Il étudie au collège Saint-Jean de Béthune et à l’école Sainte-Geneviève de Versailles. Il passera une partie de son enfance à Aix-en-Provence où était affecté son père. Ce dernier, qui avait été blessé lors de la première guerre mondiale, disparaîtra prématurément, tout comme sa mère, le laissant pupille de la nation. A 16 ans, il découvre l’exposition permanente sur l’astronautique qui avait été montée par Alexandre Ananoff (1910-1992) au Palais de la Découverte à l’occasion de l’exposition universelle. Albert passe son baccalauréat en 1937, fait maths Sup en 1938, puis Maths Spé en 1939, puis passe le concours d’entrée à l’école Polytechnique (X). Il est reçu dans le groupe R1 au moment de l’armistice en mai 1940. C’est alors que Polytechnique déménage à Lyon. Il séjourne quelques temps à Lyon (14, rue Berthelot), puis retourne à Paris : il fait la rentrée scolaire de septembre 1942 à la Faculté des sciences de l’Université de Paris. Le 22 novembre 1944, il est admis par cette faculté au grade de Licencié es sciences (Mécanique rationnelle, calcul différentiel et physique générale). Il prépare alors une thèse de physique atomique auprès de Louis de Broglie (1892-1987) qui avait reçu le prix Nobel pour la découverte de la nature ondulatoire des électrons en 1929. Le 18 février 1946, sur présentation du professeur Louis de Broglie, il est autorisé à travailler à la bibliothèque du cabinet du département de mathématiques à l’Institut Poincaré de l’Université de Paris (11, rue Pierre Curie, 75005). Louis de Broglie sera nommé au Comité d’action scientifique de la défense nationale (CASDN) en juillet 1950. En 1945-1946, il étudie à Sciences Po. Albert Ducrocq, qui habite alors 5bis, rue Sainte-Sophie à Versailles, devient professeur de physique électronique à l’Ecole supérieure professionnelle. Le 2 avril 1946, il écrit une lettre à Albert Einstein.

A la fin de seconde guerre mondiale, la fusée et l’atome font leur entrée fracassante dans l’actualité avec la V-2 allemande et la bombe atomique américaine. Du 6 juillet 1945 au 17 décembre 1947, la Section Astronautique de l’Association des Aéro-clubs Universitaires et Scolaires de France d’Ananoff siège au 5, rue des Ursulines Paris 5e. Ducrocq entre alors dans la Section Astronautique et participe au premier congrès national de l’aviation française en avril 1946. Parmi les enthousiastes qui se réunissaient le troisième vendredi de chaque mois dans l’amphithéâtre Milne-Edwards de la Sorbonne, il y avait Albert Ducrocq, Audouin Dollfus1 et d’autres. “Nous étions alors rarement plus de 40 personnes et parmi elles, les scientifiques se comptaient en général sur les doigts de la main” a rappelé Albert Ducrocq. Parallèlement, Ananoff publie quatre numéros de la revue “L’Astronef” de juillet 1946 à décembre 1947, “La fusée V-2” en juin 1945, “L’énergie atomique, solution au problème de l’astronautique” dans la revue “Les Ailes” en 1945 et “Des premières fusées à la V-2” en septembre 1947.

Dans un courrier qu’il adresse à Ananoff le 2 avril 1946, Ducrocq évoque la possibilité de publier un petit ouvrage sur la propulsion nucléaire. Le 17 mai 1946, il a présenté une conférence sur “Le moteur nucléaire” à la Sorbonne dans le cadre de la Section Astronautique. Il décrit un dispositif complet permettant d’utiliser l’énergie atomique pour un moteur à réaction dont le domaine d’application sera la navigation interplanétaire. Dans le journal “Libération” du 9-10 juin 1946, le journaliste Jean Prasteau publie l’article “Un Français de 24 ans conçoit un moteur atomique”. Il s’agit d’Albert Ducrocq qui est présenté comme un spécialiste de physique, assistant d’un des plus grands noms actuels de la science française. “Depuis 1942, je me suis occupé activement de recherches atomiques et, depuis 1943, du noyau nucléaire. Je devais bientôt convenir que toute la question atomique était contenue dans l’invention d’un moteur capable de l’utiliser et de l’exploiter. En avril dernier, mes plans étaient achevés. Mon moteur nucléaire s’applique avant tout à la fusée interplanétaire. C’est en effet le moteur, inconnu jusqu’alors, et nécessaire, indispensable, pour envoyer un astronef vers les planètes du système solaire” dit-il.

Au second congrès national de l’aviation française qui s’est tenu du 1e au 5 avril 1947, Albert Ducrocq présente le rapport “L’énergie nucléaire et la propulsion en astronautique”. En 1948, il fonde sa première association : le Centre d’Etudes Nucléaires dont il devient le président. C’est à ce titre qu’il fera une conférence sur le thème “Ce que sera l’industrie de demain” le 8 mars 1951.

En 1947, Albert Ducrocq entre à la Société Astronomique de France (SAF), alors dirigée par André Danjon (1890-1967), directeur de l’Observatoire de Paris et membre du CASDN. Il y restera toute sa vie. Il connaissait aussi bien la géographie de notre Univers, que celle de la Lune ou de Mars, sans oublier le globe terrestre dont il pouvait identifier le moindre recoin sur une image satellitaire.

Il publie “L’Humanité devant la navigation interplanétaire” en 1947. A la même époque, il fait la connaissance d’un américain qui avait fait partie de l’équipe de spécialistes qui avait étudié les trophées de guerre en Allemagne. A l’issue de cette rencontre, il publie “Les armes secrètes allemandes” en 1947. Il publiera aussi “Les armes de demain” en 1949.

Albert Ducrocq est aussi un passionné d’électronique qui bricolait des postes de radio à lampes dans sa jeunesse. Intervient alors la découverte du transistor par les laboratoires Bell en 1948 et début des circuits intégrés chez Intel Corp, Texas Instruments et Fairchild Semi-conducteurs. La même année, c’est le début de la cybernétique avec la publication du livre “Cybernetic : control & communication with the animal and the machine” de Norbert Wiener (1894-1964). Albert Ducrocq se passionne alors pour cette nouvelle discipline et devient ingénieur-conseil en 1949. Il participe à l’automatisation d’entreprises notamment dans le secteur des textiles (Saint-Etienne). Il réalise l’appareil Calliope en 1952 (machine productrice de textes). Puis il s’engage dans la pièce maîtresse de sa carrière professionnelle : le renard électronique. Ce robot, baptisé Job, sera présenté au président Vincent Auriol lors du Sicob de 1953. Il fera la renommée internationale d’Albert Ducrocq. En 1954, il réalise l’informateur électronique et en 1956, la première machine à écrire à mémoire Electrostyl pour laquelle il conçoit le clavier graphologique et Ana-France (modélisation de l’économie française). Par ailleurs, il publie “Les appareils et cerveaux électroniques” en 1952, “L’ère des robots” en 1953 et “Découverte de la cybernétique” en 1955. Il prend alors la direction de la Société Française d’Electronique et de Cybernétique. En septembre 1957, il est nommé président de la Fédération Nationale d’Automation. A ce titre, il est invité à visiter l’Institut de technique de calcul et de mécanique de précision (ITM-VT) de Moscou. Cet institut avait créé les premiers ordinateurs soviétiques MESM en 1950, BESM en 1951, etc.

En Union Soviétique, il y avait un grand spécialiste de l’automatisation comme Albert Ducrocq : B. N. Petrov (1913-1980). Il avait conçu le système de régulation de la consommation d’ergols (SOB) du missile intercontinental R-7 de Korolev avant de travailler sur les systèmes de contrôle des moteurs nucléaires spatiaux. Il sera président du conseil Intercosmos de l’Académie des sciences en 1966/80.

En 1960, Albert Ducrocq publie le livre “Logique générale des systèmes et des effets” qui couronne ses recherches sur la cybernétique. Mais bien qu’étant un expert dans le domaine des robots, Albert Ducrocq sera un fervent supporteur de l’homme dans l’espace. Sa rencontre avec Youri Gagarine et les premiers pas de l’homme sur la Lune seront des moments forts de sa vie. Il rencontre Gagarine deux fois à Paris : la première fois le 7 octobre 19632 et la deuxième fois lors du 26e salon du Bourget en juin 1965. En octobre 1963, Albert fonde le Cosmos Club de France (C2F) dont il sera le président pendant 38 ans jusqu’en octobre 2001.

Il également eu une carrière de professeur. Il enseigne les mathématiques d’abord à l’Ecole des hautes études commerciales (HEC) de 1962 à 19653, puis à Sciences Po à partir de 1966. A cette époque, les mathématiques modernes ont été introduites par André Warusfel (Normale Supérieure), Pierre Rosensthiel (Polytechnique) et Albert Ducrocq (tous trois professeurs à HEC). Albert Ducrocq et André Warusfel écrirons ensemble le livre “Les mathématiques- Plaisir et nécessité” en 2000. Le dernier livre, inachevé, porte sur la physique. Il sera terminé par Bruno Rasle et publié chez Vuibert en 2006 : c’est “La physique selon Albert Ducrocq”.

Dans les années 50, l’astronautique n’intéressait que quelques personnes dont Robert Esnault-Pelterie,  Jean-Jacques Barré, Ananoff, Ducrocq et d’autres. Le premier congrès de la Fédération internationale d’astronautique4 (premier IAC de l’IAF) s‘est tenu du 30 septembre au 2 octobre 1950 à Paris. La Société française d’astronautique (SFA) est créée le 22 décembre 19555. Elle tient sa première réunion le 14 février 1956 et publie un bulletin à partir d’avril 1957. Albert Ducrocq écrivait des articles dans la revue “Science pour tous” depuis 1948, puis au éditions “Science et avenir” depuis 1950. Lorsque le premier satellite Spoutnik-1 est lancé en octobre 1957, peu de personnes étaient capable d’expliquer ce qu’il se passait dans les médias. Albert Ducrocq fut tout naturellement appelé pour commenter l’évènement à Europe n°1 où il deviendra Conseiller scientifique en 1960. Il publie immédiatement “La route du cosmos” en 1957, puis “Victoire sur l’espace” en 1959 (traduit en anglais par Putnam en 1961). Puis il entre au quotidien “Le Figaro” et dans l’hebdomadaire “Air & Cosmos” en mars 1963. C’était un encyclopédiste : il avait tenté de réunir toutes les sciences dans une seule trilogie : “Le roman de la matière” en 1963, “Le roman de la vie” en 1966 et enfin “Le roman des hommes” en 1973. En avance sur son temps, il préconisait  ce qui est devenu la fertilisation croisée des sciences. De son vivant, tout le monde le connaissait. Notamment à cause de sa voix reconnaissable et son talent d’orateur à la radio Europe n°16 : toux ceux qui l’ont entendu la nuit de l’alunissage d’Apollo-11 s’en souviennent ! Mais aussi par ses nombreux écrits : il publiait des articles dans un quotidien (Figaro), un hebdomadaire (Air & Cosmos), un mensuel (Science & Avenir) et environ un livre par an. De plus, il présidait le Cosmos Club de France (C2F) qui avait pour vocation de promouvoir le spatial auprès du public, de rassembler les passionnés et de susciter des vocations.

En 1986/87, après Robert Genty (1984) et Pierre Contensou (1985), Albert Ducrocq devient Président de la Société de Météorologie Française (SMF). Puis il est devenu vice-président de l’Institut français d’histoire de l’espace (IFHE) en mars 1999, puis président d’honneur de l’Association Planète Mars en mai 2000. Lui, qui connut la naissance de l’informatique, devint aussi président de l’institut Bull en 2000. Jusqu’à la fin, il apporta sa tribune hebdomadaire à Air & Cosmos. Le dernier sujet qu’il devait apporter le mardi 23 octobre 2001 portait sur l’avenir des satellites de télécommunications géostationnaires qu’il voyait de plus en plus gros pour atteindre les dimensions du projet russe Globis (satellite de 18 t lancé par la fusée Energya). Mais cette tribune ne sera jamais publiée car il est décédé le 22 octobre d’un arrêt cardiaque rue Garibaldi.

Il était membre de l’International Astronautical Academy (IAA), membre de l’Académie Nationale de l’air et de l’espace (ANAE), Chevalier de la Légion d’Honneur en 1991. Il avait reçu les Palmes académiques et le Engineering science book award de l’IAA pour le livre Notre Ciel en 1991.

“Albert Ducrocq était un pionnier de l’astronautique. Certains diront pourtant qu’il n’a jamais construit ni fusée ni satellite. C’est vrai, mais il faisait partie, comme Tsiolkovsky et plus près de nous Ananoff, de ceux qui ont cru en l’astronautique quand personne n’y croyait encore, qui ont lancé des idées novatrices que la conquête de l’espace allait utiliser, qui ont fait que cette aventure, au lieu de rester cantonnée aux spécialistes, a passionné des millions de personnes” a écrit Claude Wachtel le 1e août 2002 dans une lettre pour Hubert Curien, président du jury du prix Albert Ducrocq de la 3AF.

Christian Lardier

1. Dollfus était également son voisin à Chaville.

2. Gagarine était venu recevoir le prix international d’astronautique Henri Galabert, du nom de l’industriel français, de la Société Française d’astronautique (SFA). Ce prix a été attribué à :

–  Ernst Stuhlinger, Hermann Oberth et quatre ingénieurs français pour une propulsion destinée aux satcoms GEO le 31 mars 1962 (de 1000 $ ou 5000 FF).

–  Ary Schternfeld, Alla Massevitch, Youri Gagarine, John Glenn (absent), Jean-Jacques Barré et le Club Spatial International (jeunes) le 1e octobre 1963.

–  Adrian Nikolaiev, Valentina Terechkova et William Pickering le 13 mai 1965.

–  Roger Chevalier, Jean-Pierre Causse et Wernher von Braun le 15 mars 1967.

–  L’équipage d’Apollo-11 le 22 juillet 1969 (de 4000 $).

–  Carl Sagan, Audouin Dollfus et Mikhail Marov le 23 février 1973.

3. Il n’avait pas suivi HEC lors de son transfert de Paris à Jouy-en-Josas pour des raisons de temps de trajet et d’emploi du temps trop chargé.

4. La British interplanetary Society (BIS) et l’homogue allemand Gesellschaft für Weltraum Forschung (GfW) sont présents, mais les Américains et les Russes sont absents. Fred Durand de l’American Rocket Society fera son apparition en 1953, tandis que Leonid Sedov (1907-1999) de la Commission de coordination pour l’organisation des communications interplanétaires[4] auprès du Conseil astronomique de l’Académie des sciences de l’URSS ne viendra pour la première fois qu’en 1955.

5. Les membres sont le général Paul Bergeron (1890-1967), président du CASDN en 1948/55, puis de la SFA en 1955/60, le colonel Robert Genty (1910-2001), adjoint du CASDN, Georges Delval (?), SNCASO, secrétaire général de la SFA après Ananoff, Pierre Contensou (1914-1987) de l’Onera, Jean-Jacques Barré (1901-1978), ingénieur en chef de l’armement, père de la fusée EA-1941, et Etienne Vassy (1905-1969), professeur à la Faculté des sciences de Paris. Les présidents sont successivement Bergeron en 1955/60, Edmond Brun (1898-1979) en 1960/62, George Fleury en 1962/64, Henri Moureu en 1964/66, Maurice Ponte en 1966/69, André Gougenheim en 1969/70, Roger Chevalier en 1970/72, puis la SFA a fusionné avec la 3AF en 1972.

6. Je rappele qu’Europe n°1 avait “remercié” Albert Ducrocq de la même manière que Philippe Bouvard l’avait été de RTL en 2000 par un jeune imbécile qui voulait rajeunir l’antenne.