La baie de Bombetoka, dans les yeux de deux astronautes français
Tout au long des missions spatiales Proxima et Alpha à bord de la Station spatiale internationale, Thomas Pesquet a réalisé et continue à réaliser de splendides clichés de la Terre, qu’il diffuse sur les réseaux sociaux. Il arrive qu’il photographie le même endroit à 4 ans d’intervalle…
Le 14 mai 2017, Thomas avait posté cette vue de la baie de Bombetoka, de l’estuaire et du delta de la Betsiboka au Nord-Ouest de Madagascar. Il a récidivé le 28 avril 2021 avec plusieurs nouveaux clichés de cette même baie pour le moins singulière et devenue iconique au fil du temps.
A l’époque, l’image avait été prise depuis l’ISS le 6 mai 2017, à l’aide d’un Nikon D4 équipé d’un téléobjectif à 370 mm de focale. Sur le cliché, le Nord est à 6 heures.
En 2021, l’image a été prise le 28 avril à 10h38, à l’aide d’un Nikon D5 équipé d’un téléobjectif de 800 mm de focale ouvert à 5,6. Le Nord est à 13 heures.
En 2017, le commentaire était : “ La baie de Bombetoka où le Betsiboka reprend des couleurs froides après sa course enflammée ”. Cette année, le commentaire est le suivant : “ Un des plus beaux pays du monde sans aucun doute : Madagascar ! On est accueilli par l’embouchure de la Betsiboka, qui déploie de magnifiques veines rouges sur des dizaines de kilomètres. J’avais pris la même photo pendant ma première mission sans savoir d’où venait cette flamboyance. Les internautes m’avaient appris qu’elle était malheureusement causée par la très forte érosion causée par la déforestation massive. Sans les racines des arbres pour ancrer le sol, à chaque précipitation des vagues de sédiments se déversent dans le fleuve jusqu’à l’océan… Un phénomène dramatique que l’on retrouve sur toute la planète : des surfaces de forêts de la superficie de la Station spatiale disparaissent toutes les trois secondes ! La FAO fait un travail remarquable pour la restauration de ce type d’écosystème, leurs experts ont les arguments et les propositions pour renverser la tendance : www.worldenvironmentday.global/fr/propos/restauration-des… #GenerationRestoration #WorldEnvironmentDay ”.
Madagascar est la cinquième plus grande île de la planète après l’Australie, le Groenland, la Nouvelle-Guinée et Bornéo. Longue de 1.580 km et large de 580 km, elle couvre une superficie de 587.000 km².
La baie de Bombetoka est formée par l’estuaire et le delta de la Betsiboka, le plus grand fleuve malgache, qui se jette à Majunga dans le canal du Mozambique. Ce fleuve est connu dans le monde entier pour la couleur étonnante de ses eaux à l’aval de son cours : des ocres éclatants bien visibles sur le cliché. Mais il est aussi connu pour son incroyable estuaire qui, à 20 km à l’amont du canal du Mozambique, forme un superbe delta, très changeant et au chevelu remarquable. C’est précisément à l’interface entre le delta et l’estuaire qu’était centrée en 2017 la photographie de Thomas Pesquet. C’est aussi dans cette zone que les eaux du fleuve se mêlent aux eaux de l’océan Indien. Mais c’est surtout ici que la destruction du couvert forestier (au profit de l’élevage et de l‘agriculture) qui se produit plus à l’est du pays et qui se traduit par une intense érosion et le décapage des couvertures pédologique et d’altération, se fait ressentir : la terre saigne, et la Betsiboka est son artère fémorale. Sous cette splendide photographie se cache en réalité un drame écologique aux nombreuses et complexes causes et conséquences.
Cette coloration des eaux alluvionnaires est en effet due aux sédiments transportés par les petites rivières, qui les transfèrent aux moyennes puis aux grosses rivières jusqu’au fleuve. Ils sont composés de très fins limons oranges et rouges arrachés par les processus d’érosion qui se produisent bien plus à l’amont et tout le long de son cours. Il faut dire que la situation évolue rapidement : en quelques décennies seulement, la charge en suspension s’est considérablement accrue, au point de modifier en aval la géomorphologie du delta emboîté dans la baie, par la création d’îles sableuses bordées de mangroves en forte progression, de lobes, de chenaux en “dents de peigne”, de tannes, de dos sableux, d’îlots bien visibles sur le cliché et de multiples vasières qui colmatent peu à peu le plan d’eau à l’amont du fait de ces dépôts massifs de sédiments.
Les chenaux de la baie se colmatent rapidement, et alors que la planète entière voit globalement ses côtes littorales reculer et se dégrader sous l’effet de la montée des eaux (50 cm en 100 ans environ), la côte nord-ouest de Madagascar nous offre malgré elle un cas inverse : la progradation de son trait de côte. Ici la terre gagne sur l’océan, inexorablement.
Ainsi, cette déforestation intense suivie d’un surpâturage sur les hautes terres provoque dans certaines zones de l’île et sous nos yeux, un décapage massif des sols et l’effritement des terres avec des taux d’érosion atteignant jusqu’à 400 tonnes par hectare et par an : c’est le bilan le plus lourd enregistré dans le monde. En 100 ans, le processus de colmatage s’est même accéléré. Au point que l’ancien port en eau profonde de Majunga est devenu totalement inutilisable. Et les calculs indiquent que depuis 1891, la Betsiboka a apporté près de 45 milliards de tonnes de sédiments à la mer !
Et même s’il est vrai que ce milieu est par nature très fragile (nous sommes en zone tropicale, à forte couverture latéritique, avec des pentes fortes, un climat aux saisons fortement marquées et l’occurrence de cyclones dévastateurs accélérant l’érosion sous leurs trombes d’eau), le rôle de l’homme dans ce drame est majeur.
Bien d’autres conséquences se font déjà voir. Complètement sous-estimées par les autorités du pays (dont une grande partie de l’économie repose sur l’agriculture et la pêche), ces énormes pertes en sol sont particulièrement coûteuses. Elles se chiffrent en centaines de millions d’euros au moins. Car ces changements ont également affecté l’agriculture, la pêche, les transports (en empêchant les grands navires d’accoster) et presque anéantit le trafic de chalands vers les ports fluviaux situés en amont du fleuve. De plus, ces apports réguliers de sédiments compromettent aussi les tentatives de développement de la crevetticulture.
Bref, la boucle n’est pas encore totalement bouclée, mais cela ne devrait plus tarder.
Car, il est à noter que l’astronaute Jean-Pierre Haigneré, avait déjà lors de sa seconde mission spatiale en 1999, photographié depuis la Station spatiale Mir, la baie de Bombetoka dans les mêmes conditions que Thomas Pesquet et à cette occasion avait attiré l’attention sur le drame en cours. Entre les trois clichés, il semble que les hommes n’aient toujours pas pris la mesure de ce qu’il se joue à Madagascar…
Mission Proxima : l’image à charger
Le même endroit photographié par Jean-Pierre Haigneré depuis la Station spatiale Mir
Crédit image Proxima : Twitter/@Thom_astro – ESA/NASA
Crédits image Alpha : ESA/NASA–T. Pesquet
Gilles Dawidowicz, président de la Commission de Planétologie
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