L’héritage de Staline
Gilles Dawidowicz
Le 16 mars 2017, Thomas Pesquet a posté cette vue d’un paysage russe enneigé, avec le commentaire suivant : « Pas vraiment d’explication pour ces lignes parallèles en Russie, longues de plusieurs kilomètres… ».
L’image a été prise depuis l’ISS le 16 février dernier, à l’aide d’un Nikon D4 équipé d’un téléobjectif de 1 150 mm. Le Nord est à 7 heures. Nous sommes au-dessus de la Russie occidentale, entre Ukraine et Kazakhstan dans le district Fédéral de la Volga, à 200 km au nord de Volgograd et à 10 km au sud du village de Shchelokovka.
Il faut remonter le temps pour comprendre ce paysage étrange et inhabituel. Depuis toujours, la Russie est frappée d’horribles famines. Déjà sous l’époque impériale, les crises économiques mondiales, la tyrannie des dirigeants, une société russe féodale en voie d’industrialisation, une forte natalité et une stratégie économique de l’empire soutenant les exportations n’arrangent rien. Le peuple des campagnes crève régulièrement de faim, comme en 1891-1892, où 2 millions de personnes meurent le long de la Volga, dans l’Oural et jusqu’à la Mer Noire. Quand hivers et étés secs se succèdent, les récoltes ne sont pas détournées au profit des affamés, mais réservées aux exportations, et les victimes s’accumulent. Les Bolcheviques ne font pas mieux. La famine russe de 1917-1922 fait près de 1,5 million de victimes, surtout dans la région Volga-Oural. L’Union soviétique est créée en 1922, et une nouvelle famine se produit en 1932-1933, qui fait environ 8 millions de morts à travers toute l’Union. Une partie est organisée par le pouvoir communiste, comme celle qui touche l’Ukraine : c‘est l’extermination par la faim. A la guerre (de 1941 à 1945), le régime nazi quant à lui réserve aux territoires d’Ukraine et de la Russie Blanche, une politique de famine planifiée par le ministre de l’alimentation du Reich, Herbert Back. C’est la défaite de l’Allemagne nazie qui mettra fin à ce plan diabolique. Mais, avant cela, le siège de Leningrad par les armées allemandes, du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944, fait environ 1 million de victimes (sur les 2,9 millions d’habitants de la ville), dont 97 % mortes de faim.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique est à genoux et le maître du Kremlin, Joseph Staline, doit œuvrer dans tous les domaines de l’industrie et de l’agriculture pour redresser rapidement la situation. La population, martyrisée par des décennies de tyrannie, est toujours et régulièrement frappée de famines. Celle de Gagaouzie en 1946-1947 tue plus d’un tiers de la population de chaque village (la Gagaouzie est un district autonome du Sud de la République de Moldavie, près de la frontière avec l’Ukraine).
Staline met en place un vaste projet de macro-ingénierie, le « Grand Plan pour la Transformation de la Nature », dans le but d’améliorer l’agriculture d’une façon générale, en luttant contre l’érosion des sols, en développant les terres agricoles et en généralisant de nouvelles pratiques agricoles plus efficaces. Ce plan vise principalement la steppe de la Russie européenne. Il est présenté au Conseil des ministres de l’URSS et au Comité central du parti communiste le 20 octobre 1948, et consiste à réaliser de grands projets hydrauliques, comme construire un réseau de canaux d’irrigation à travers la steppe du sud de l’URSS et des régions désertiques d’Asie centrale, mais aussi en l’implantation de rangées d’arbres sur 5 000 km à travers la steppe, calquée sur le projet américain Shelterbelt. Le but, en plantant ces arbres, est de réduire la vitesse des vents et de diminuer l’évaporation de l’humidité à la surface des sols.
C’est précisément ce dernier point que Thomas Pesquet a photographié, près de 70 ans après sa mise en place ! Il s’agit d’une afforestation c’est-à-dire d’un boisement par des plantations d’arbres ayant pour but d’établir un état boisé sur une surface longtemps restée dépourvue d’arbre. Elle se distingue du reboisement en ceci que celui-ci est réalisé sur une surface qui était auparavant boisée.
Sur le reste du cliché de Thomas Pesquet, on observe les parcelles agricoles délimitées par de petites haies, mais aussi le réseau hydrographique qui serpente sous la neige.
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L’héritage de Staline en Russie, depuis l’ISS. Crédit : ESA/NASA