Compte rendu de la conférence de la SAF du 15 juin 2018

LA MATIÈRE NOIRE 

Conférence donnée par Françoise COMBES

Astronome à l’Observatoire de Paris, professeure au Collège de France, membre de l’Académie des Sciences

Crédit : J.P. Martin

Historique de la matière noire
C’est en 1937, que l’astrophysicien d’origine suisse, Fritz Zwicky, fut le premier à mettre le doigt sur l’existence d’une matière invisible tournant autour des galaxies. Grâce à la raie de 21 cm de l’Hydrogène, on a pu en effet mesurer la vitesse de rotation des étoiles à différentes distances du centre de leurs galaxies. Phénomène redécouvert 40 ans plus tard par Vera Rubin. C’est comme cela que l’on s’est rendu compte que la matière visible seule ne suffisait pas à maintenir la cohésion de la galaxie, il devait exister une matière invisible présente assurant suffisamment de gravité pour que ces galaxies ne se désintègrent pas.
Les galaxies tournaient trop vite par rapport aux lois de Kepler. La matière noire n’interagit pas avec la matière ordinaire, ni avec elle-même ; elle n’est sensible qu’à la gravité.
L’astrophysique permet maintenant d’étudier dans de vastes domaines de fréquences : des rayons X et gamma (hautes énergies) aux ondes radio (faibles énergies). Ce sont les premiers satellites X comme XMM-Newton de l’ESA qui découvrent des gaz très chauds dans les galaxies comme dans cet amas de Coma sur lequel d’ailleurs Zwicky avait travaillé.

Où sont les baryons ?
Il y a un problème : il semble que l’on n’observe qu’une partie de la matière ordinaire baryonique. Dans certaines galaxies, la matière baryonique observée est trois fois plus faible que ce que l’on attendait. On se pose donc la question : où sont les baryons manquants ? On sait que :

  • 6% se trouve dans les galaxies (étoiles) et 3% dans les amas
  • 18% dans les filaments cosmiques (forêt Lyman alpha)
  • 10% dans le milieu intergalactique (WHIM : Warm-Hot Intergalactic Medium)
  • 63% non encore identifié.

En fait il y a très peu de baryons dans les galaxies.
Plus récemment, les lentilles gravitationnelles nous aident à trouver de la matière noire ; en effet, ces lentilles (une des conséquences de la relativité générale d’Einstein), qui sont des accumulations de matière invisible, situées entre des galaxies lointaines et nous, jouent le rôle d’une véritable lentille optique, donnant lieu à toutes sortes d’images en fonction des types de galaxies, positions et masse de matière. Notamment des mirages ou des anneaux d’Einstein.

Types de matière noire
On peut penser à différents types de matière noire suivant leur « température » : chaude, froide ou tiède, en fait la notion de chaud ou froid repose sur la vitesse des particules au moment du découplage du plasma primitif.
La matière noire chaude (HDM Hot Dark Matter) correspond à des particules très rapides et donc relativistes (par exemple les neutrinos).
La matière noire froide (CDM : Cold Dark Matter) correspond à des particules plus lentes.
Modèle intermédiaire, la matière noire tiède (WDM : Warm Dark Matter).
Ce qui semble le plus correspondre à ce que l’on pense aujourd’hui : la CDM avec sa particule la plus probable : le neutralino qui est un WIMP (Weakly Interactive Massive Particles)
Le modèle froid (CDM) est celui qui représente le mieux les observations à grande échelle de l’Univers. Mais il y a trop de galaxies naines avec le modèle CDM quand on effectue des simulations par rapport à la réalité.

L’amas du Boulet et autres similaires

Crédit : NASA/CXC/CfA/STScI/ESO WFI/ Magellan.

Voici une photo composite de plusieurs longueurs d’onde de l’amas du Boulet (Bullet cluster en anglais) Abell 1E0657-558, son nom officiel. Il a été mis au jour par Chandra (télescope spatial en X) en 1995. Après analyse, on s’aperçut que c’était un double amas en interaction, l’un traversant l’autre. Gaz chaud en rose/rouge (H et He émettent en rayons X). En bleu (la plus grande partie de la masse de l’amas) on représente la distribution de masse de ce qui serait la matière noire, vue par effet de lentille gravitationnelle faible (weak lensing) créée par cet amas. On remarquera que lors de l’interaction des amas, les galaxies et la matière noire se sont pénétrées et traversées sans interaction. Cependant le gaz chaud (matière baryonique) émettant en X, a subi un choc avec la rencontre il a été freiné et est resté en arrière. Il existe de nombreux autres exemples de telles collisions (à ce jour 72).

Les particules du Modèle Standard

Une possibilité : des neutrinos stériles comme matière noire (tiède) ? Une autre hypothèse concerne les trous noirs primordiaux. Ces trous noirs se seraient formés au début du Big Bang et pourraient selon certains constituer une partie au moins de la matière noire. On pense aussi qu’ils auraient un lien avec les ondes gravitationnelles. Ligo/Virgo commencent à les voir ? Ces trous noirs correspondraient aux fluctuations quantiques présentes dans l’Univers primordial. Ils ont un avantage, ils n’émettent pas de lumière, mais ils seraient plutôt de la classe MACHOS (Massive Compact Halo Objects) plutôt que WIMP, alors…

Recherche des particules
Qu’en déduit-on sur la nature de la matière noire ? Quelles sont les hypothèses les plus sérieuses ? Le candidat favori pour la matière noire est le neutralino. Cette particule hypothétique est neutre, 100 fois plus lourde que le proton et interagit très faiblement avec la matière ordinaire. Par conséquent, cette particule est aussi souvent appelée un WIMP (Weakly Interacting Massive Particle). On obtient l’abondance requise de matière noire avec des particules de masse ~100 GeV, interagissant avec la force faible section d’annihilation ~3×10-26 cm3/s. Cela correspond à la plus légère particule de la Super Symétrie (SuSy), mais hélas, pas encore de supersymétrie détectée au LHC.
Plusieurs expériences de détection directe ont eu lieu comme :

  • DAMA/LIBRA au Gran Sasso en Italie devant détecter des particules de matière noire dans le halo galactique suivant la position de la Terre de 6 mois en 6 mois (comme pour les mesures de parallaxe).
  • CoGeNT (Coherent Germanium Neutrino Technology ) dans une mine d’un parc du Minnesota, la détection se faisant à l’aide d’un cristal de Germanium ultra pur de 440 g.
  • CRESST (Cryogenic Rare Event Search with Superconducting Thermometers) situé aussi dans le laboratoire du Gran Sasso, il utilise un ensemble de détecteurs à très basse température.
  • Xenon-100 : ce détecteur serait le plus sensible du monde, il est supposé être capable de détecter de très rares interactions entre la supposée matière noire et des atomes de Xénon par effet Tcherenkov. Aussi enfoui au Gran Sasso.
  • CDMS (Cryogenic Dark Matter Search) : projet de l’Université de Stanford qui se déroule dans la mine Soudan du Minnesota. Cristaux refroidis à très basse température.
  • LUX (Large Underground Xenon Experiment) : détection aussi à base de Xénon liquide enfoui dans la mine de Homestake au Dakota du Sud. Effet Tcherenkov.

La meilleure expérience aujourd’hui c’est Xenon 1T dans le tunnel du Gran Sasso.

Modification de lois
Certaines difficultés pour découvrir la matière nous font envisager d’autres solutions, plus radicales. Y aurait-il une autre solution que la matière noire ? Une modification de la loi de la gravitation de Newton par exemple.
La théorie MOND (MODIFIED NEWTONIAN DYNAMICS) est censée expliquer le problème de la courbe de rotation plate des galaxies spirales que l’on expliquait jusqu’à présent avec la matière noire. Avec MOND, par exemple, on garde la loi de Newton lorsque la force de gravité est supérieure à une valeur limite (10-11 g). Mais si elle est inférieure à cette valeur, on passe en gravité modifiée. Dans notre système solaire, par exemple, cette limite de gravité se situe aux alentours de 8 000 UA.
Cette théorie repose sur la modification de la deuxième loi de la mécanique (F = m G) aux accélérations très faibles, on passerait aux faibles accélérations de la loi en 1/r2 en une loi en 1/r, r étant la distance ; la force d’attraction entre deux corps ne décroît plus comme le carré de leur distance 1/r2) mais comme l’inverse (1/r).
Une autre possibilité, la gravité serait une force émergente. L’idée est celle-ci : et si la gravité n’apparaissait qu’aux échelles macroscopiques et non pas au niveau des particules élémentaires, elle serait une propriété émergente, une force entropique et non plus une des quatre forces fondamentales ? C’est Ted Jacobson qui émit cette idée en 1995 ; idée reprise un peu plus tard par le physicien indien Thanu Padmanabhan. Il pense que l’accélération de l’expansion de l’Univers provient de notre méconnaissance de la gravité, qui devrait en fait être traitée comme une force émergente. Ce serait aussi ce que l’on appelle une force entropique. Au niveau microscopique : un grand nombre de degrés de liberté invisibles, mais pertinents pour la physique macroscopique. La gravité viendrait automatiquement du fait que l’espace occupé par cette information, ces degrés de liberté microscopiques, dépend de variables macroscopiques, comme la position des objets massifs. Cela pourrait aussi être lié à l’intrication quantique.

Conclusion
La matière noire est constituée de particules encore inconnues, hors du modèle standard.
On la recherche activement depuis plus de trente ans.
La masse de ces éventuelles particules est contrainte entre deux énormes valeurs :
Entre 10-6 eV (si ce sont des axions) et 1012 eV (si ce sont des Wimps)
Ou des neutrinos ou des TN primordiaux ? Ou alors sera-t-on obligé de modifier la Gravité (loi MOND) ou d’introduire celle-ci sous forme émergente ? Tout est ouvert !

Mme Flammarion, F. Zwicky et F. Lot à Juvisy en 1958

Cet article est basé sur le compte rendu détaillé de Jean-Pierre Martin, disponible ICI.